Pixar, le management par la Voie du Milieu

En sortant de la projection du dernier film Pixar, “Élémentaire”, je suis frappé par l’écho du scénario avec l’histoire du studio lui-même. Deux personnages que tout oppose, l’une est un feu et l’autre de l’eau, parviennent à se comprendre. Comment deux éléments incompatibles peuvent-ils envisager de vivre ensemble ? 

Les voies du succès sont surprenantes. L’histoire du Studio Pixar est étonnante mais surtout instructive. Longtemps salué et récompensé pour l’excellence artistique et technologique de ses films “Là-Haut”, “Wall-E”, “Vice-versa”, “Le Monde de Nemo”, “Monstres & Cie”, “Ratatouille”, le studio a dû faire sa révolution pour parvenir à concilier exigence artistique et rentabilité financière. 

Et cet aspect de son histoire reste méconnu car peu glamour pour les médias. Pourtant, le secret de sa réussite réside aussi dans sa stratégie organisationnelle, commerciale et financière, où il faut également faire preuve d’ingéniosité. Les livres d’Ed Catmull et de Bob Iger donnent déjà un bon aperçu de ce qui a fait le succès de Pixar depuis 25 ans, en mettant l’emphase sur le génie créatif porté par John Lasseter. 

Il en est un autre, paru en 2018, qui offre un regard inédit de l’intérieur et tout aussi captivant : “La Machine à rêver” de Lawrence Levy. On est absorbé par cette histoire vraie entre la Silicon Valley et Hollywood, telle un thriller économique qui révèle la face cachée de Pixar. De 1994 à 2006, Lawrence Levy a été le directeur financier puis a siégé au conseil d’administration du studio. Ce fut l’opportunité pour lui de devenir ami avec Steve Jobs qui était l’actionnaire majoritaire de Pixar avant sa vente à la Walt Disney Company pour la modique somme de 7,6 milliards de dollars en 2006. 

À l’origine, Pixar est une filiale de la société d’effets spéciaux ILM créée par Georges Lucas. Lorsqu’elle quitte le giron de Lucasfilm, elle est rachetée en 1986 par Steve Jobs qui veut investir dans une entreprise de matériel informatique. Son objet initial est de concevoir des ordinateurs haut de gamme capable de traiter les images. Et l’animation n’est qu’un moyen de mettre en valeur la technologie.

Mais le Pixar Image Computer ne s’est jamais bien vendu et le département matériel ferme en 1991. Après quelques réussites de spots publicitaires et de courts métrages, l’entreprise se concentre sur la création de films en images de synthèse, dont le premier long métrage de l’histoire du cinéma “Toy Story” sortira en 1995. Après avoir investi 50 millions de dollars pour renflouer les caisses, Steve Jobs embauche Lawrence Levy pour structurer l’activité et dégager enfin une rentabilité financière. 

Un groupe de Pixariens en 1995 réunis pour un film produit par le magazine Fortune, “L’incroyable aventure cinématographique de Steve Jobs”. Levy, la jambe plâtrée, est au deuxième rang, derrière John Lasseter et Steve Jobs sur le canapé. Photo : Louie Psihoyos

L’un des sujets les plus surprenants que l’on découvre dans le livre de Levy, c’est comment il s’est inspiré de la philosophie bouddhiste deux fois millénaire, que l’on appelle la Voie du Milieu. Grâce à elle, il est parvenu à envisager Pixar dans un contexte plus large. Elle lui a “permis de voir que les tensions à l’œuvre dans cette entreprise étaient les mêmes que celles qui permettent, non pas seulement de faire de grands films, mais aussi de mener des vies réussies, de bâtir de belles choses, et de sublimer [leurs] capacités internes et [leur] créativité”.

Lawrence Levy et Steve Jobs, qui étaient devenus proches amis, partageaient le même intérêt pour l’étude des religions et notamment pour le bouddhisme. Ils y puisaient des sources d’inspiration pour leur développement personnel mais aussi pour la gestion de leurs affaires.


La Voie du Milieu

La Voie du Milieu est une ancienne philosophie bouddhiste, basée sur l’intuition que l’esprit ne saurait appréhender toute la complexité de la réalité. Afin de fonctionner, nous nous baserions sur des approximations de la réalité, le plus souvent sous forme d’images, de concepts et d’histoires présents dans notre esprit. Ces approximations nous structureraient suffisamment pour nous permettre d’avancer. 

Mais dès que la réalité entre en conflit avec elles, nous souffrons. La Voie du Milieu consiste à trouver une harmonie entre la “structure” qui nous aide à fonctionner et la “fluidité” qui nous invite à expérimenter plus de simplicité, de richesse et de connexion dans nos vies. 

Lawrence Levy décrit simplement son fonctionnement : 

“Deux personnes cohabitent en nous. L’une est bureaucrate, l’autre un artiste ou un esprit libre. Le travail de bureaucrate est de faire les choses comme il faut : se réveiller à l’heure, payer les factures, avoir de bonnes notes. Le bureaucrate aime la stabilité, les règles et il attache beaucoup de valeur à l’efficacité et à la performance. L’artiste en nous s’intéresse à l’amour, la joie, l’aventure, la spontanéité, la créativité. Il aime se sentir profondément connecté et vivant. L’esprit libre veut aller au-delà de la mer de convention et d’attente dans laquelle nous sommes souvent en train de nager.

L’idée de la Voie du Milieu c’est que le fait de se trouver coincé dans l’un ou l’autre de ces états amène inévitablement de la frustration. Si nous sommes trop obnubilés par la fonction, l’accumulation et la performance, il peut arriver qu’on en vienne à se demander si on a véritablement vécu. Si, au contraire, nous sommes trop préoccupés par notre liberté et par donner libre cours à nos passions, nous risquons de finir frustrés de n’avoir ni élan, ni rien de construit. 

La Voie du Milieu nous enseigne que le meilleur surgit lorsqu’on parvient à harmoniser ces deux états – en cueillant les fruits de notre nature positive, de notre esprit et de notre humanité sans ignorer ce qui est pratique. Cela nécessite toujours de trouver le courage de regarder au-delà des conventions qui régissent la façon dont nous fonctionnons.”

La Voie du Milieu signifie qu’il faut éviter les extrêmes pour atteindre l’illumination. Elle mènerait à l’éveil et à la libération de la souffrance. Voilà une philosophie pleine de sagesse, certes, mais bien ambitieuse. Il faut assurément toute une vie pour l’expérimenter.

Ménager la chèvre et chou

En 2014, Lawrence Levy est victime d’un accident de voiture qui aurait pu lui être fatal. Un jour, alors qu’il était en convalescence, assis sur la plage et hypnotisé par les vagues, il est saisi par une intuition. Pixar illustre à merveille les idées de la Voie du Milieu. Tous ces risques qu’ils avaient pris pour trouver l’équilibre entre la vision artistique et la discipline commerciale. C’est un exemple de ce dont parle la Voie du Milieu.

“Lorsque j’avais rejoint Pixar en 1994, la société était comme un chaudron bouillonnant de magie sur un plan artistique et créatif. C’est ce qui m’avait captivé lorsque je m’étais assis pour la première fois dans la salle de projection improvisée pour voir les extraits de « Toy Story ». Mais j’avais rapidement compris que Pixar était dans une impasse. En dépit de tout le génie créatif de ses employés, elle n’arrivait pas à avancer. Un peu à la façon d’un artiste qui crève de faim. 

La Voie du Milieu nous explique qu’on peut se retrouver coincé quand on n’est pas porté par un élan. Pixar était comme un navire à la dérive, et souffrait d’importantes frustrations engendrées par son manque de profitabilité, d’argent, l’absence de stock-options et de stratégie de développement. Le succès de Pixar nécessitait qu’on lui donne une stratégie, qu’on la remette en ordre, avec une hiérarchie, tout cela sans tuer son esprit créatif. 

C’est l’essence même de la Voie du Milieu ; laisser s’exprimer son esprit créatif et son humanité sans oublier de s’occuper des besoins et des responsabilités du quotidien. La Voie du Milieu est une danse entre l’ordre et la liberté, la bureaucratie et l’esprit, l’efficacité et l’artistique. Chacun des films Pixar a lutté avec cette tension, et au final, s’en est très bien sorti.”

Pour Levy, les leçons de la Voie du Milieu peuvent s’appliquer à toute organisation. Il est convaincu que l’on peut bâtir d’extraordinaires entreprises qui encouragent et nourrissent la créativité, la dignité et l’humanité, tout en respectant les impératifs commerciaux :

“Nous devons être prêts à rééquilibrer la bureaucratie par la profondeur et la subtilité de l’inspiration créative. Nous devons prendre conscience que nos entreprises sont aussi des aventures humaines. Cela ne nous rendra pas faibles, ni mous. Pixar n’était certainement ni l’une ni l’autre. Comme pour Pixar, cela contribuera simplement à nous rendre meilleurs.”

Lorsqu’il publie son livre en 2018, Lawrence Levy ne peut pas imaginer que Pixar sortirait en 2023 “Élémentaire”, le film du studio qui illustre peut-être le mieux le principe de la Voie du Milieu. Ce film est drôle, inventif et touchant. J’ai vraiment été cueilli là où je ne m’y attendais pas du tout. Pixar a réussi son coup, une fois de plus. Un autre des effets de la Voie du Milieu ?

Photo en haut : Affiche du film “Élémentaire” © 2022 Disney/Pixar. All Rights Reserved.


Guilty Pleasure

© Disney/Pixar

« L’histoire de Pixar » est un documentaire de 90 minutes de Leslie Iwerks, cinéaste nommée aux oscars, qui aime par dessus tout raconter les histoires des entreprises les plus innovantes du secteur du divertissement et des loisirs. Pour la petite histoire, Leslie Iwerks a pour grand-père l’animateur et co-créateur de Mickey Mouse, Ub Iwerks. 

Avec des images d’archives tout autant étonnantes qu’amusantes, Iwerks lève le voile sur les origines de Pixar au sein de Lucasfilm et les débuts de John Lasseter. Ce dernier débute sa carrière d’animateur aux Studios Disney, d’où il se fera renvoyer par crainte des changements provoqués par l’animation assistée par ordinateurs. Il trouvera refuge chez Pixar où il pourra exprimer tout son talent. 

Leslie Iwerks parvient à montrer comment la technologie reste au service des histoires qui sont au coeur du processus créatif de Pixar. La dimension business est peu mise en avant malgré les témoignages de Steve Jobs, Bob Iger, Ed Catmull et George Lucas.

Mais le documentaire a le mérite de ne rien cacher des difficultés majeures vécues par le studio. On découvre que le succès de Pixar nait des années de lutte créative et de pertes financières. La courbe d’apprentissage est longue et douloureuse, faite de sacrifices personnels au nom de la passion pour le 7e art.

“L’Histoire de Pixar » est captivante et à voir sur Disney +.


Citation

Steve Jobs rit avec John Lasseter, directeur de la création, dans le bureau de ce dernier chez Pixar en août 1997. Photo : Diana Walker-SJ/Countour by Getty Images

Extrait d’une interview de Steve Jobs dans le Time en 1999 :


« Apple commercialise beaucoup de nouveaux produits – une douzaine par an ; si vous comptez les moins importants, sans doute une centaine. Pixar s’efforce de produire un film par an. Mais la différence, c’est que vous pourrez toujours regarder les films Pixar dans cinquante ans, alors que je ne crois pas que vous pourrez utiliser aucun des produits Apple d’aujourd’hui dans cinquante ans. »


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